Donner vie à des créatures : l’imaginaire d’un auteur.
Il y a quelques mois, une charmante dame me demanda d’intervenir lors d’un colloque qu’elle organisait à l’attention d’un public d’enseignants et de bibliothécaires. L’intitulé était on ne peut plus alléchant : « les êtres fantastiques dans la littérature jeunesse d’aujourd’hui » et j’acceptai donc l’invitation avec le plus grand plaisir. Je m’efforçai de préparer mon intervention avec soin, catégorisant les créatures fantastiques selon la dimension historique et géographique du mythe qui les avait fait naître, partant du mythe régional, voire local, ayant engendré une bestiole comme la Tarasque pour arriver aux mythes ayant pris une dimension universelle, et les dragons, sirènes ou vampires qui en avaient jailli. Je pris également soin de différencier les différents types de littératures de l’imaginaire afin de montrer que la créature fantastique, essentielle à la fantasy, l’était moins au merveilleux et devenait accessoire à la science fiction. Je me mis en route avec une dizaine de pages en poche, l’esprit serein. Ma prestation fut catastrophique.
Je suis auteur. J’écris des romans de fantasy. Des romans qui grouillent de créatures étranges. Des romans qui semblent avoir trouvé leur public et qui, pour mon plus grand bonheur, connaissent un joli succès. Cela ne fait pas de moi un spécialiste de la littérature fantastique et encore moins un fin connaisseur des créatures qui la hantent. J’écris, je n’analyse pas, et cela fait une sacrée différence. La même différence que l’on peut trouver entre un footballeur et un commentateur sportif. Offrez un stylo à l’un, un ballon à l’autre et le résultat risque d’être cocasse, voire pathétique. Je fus pathétique. Et jurai de ne plus jamais recommencer. Pourquoi donc me lancer dans la rédaction de cet article ? Parce que si le footballeur prend des risques en se lançant dans un exposé traitant de l’évolution du foot et de son impact sur l’inconscient collectif, il peut, avec beaucoup plus de bonheur, parler des sensations qu’il éprouve un ballon au pied, de l’émotion qui l’étreint quand il entre sur un stade et de l’énergie qui le fait avancer. Sensation, émotion, énergie. Me voilà plus à mon aise.
Pour donner vie à des créatures fantastiques mais aussi, de façon plus large, à un autre monde, il faut d’abord être convaincu que ce monde, ces créatures, existent. Il ne s’agit pas de superstition, de mysticisme ou de schizophrénie, mais d’une simple acceptation d’une réalité… différente. J’ai régulièrement l’occasion de discuter avec des lecteurs et, souvent, ces lecteurs regrettent que l’univers découvert dans mes romans ne soit qu’imaginaire. Je leur fais alors remarquer que de nombreux endroits existent qu’ils ne connaîtront jamais physiquement et dont ils ne mettent pourtant pas la réalité en doute. Et de citer, au gré de mon inspiration, le Groenland, le Botswana ou, pour les plus voyageurs de mes lecteurs, Proxima du Centaure. À un saint Thomas qui ne croyait que ce qu’il voyait, un auteur de littérature fantastique oppose que tout ce qui peut être imaginé est vrai. Bien sûr, cette position prise au pied de la lettre peut vite s’avérer ridicule ou paradoxale mais n’est-ce pas le propre des auteurs cités plus haut que de se moquer du ridicule et de jouer avec les paradoxes ?
Le point de départ est la lecture, prise au sens immersion du terme, d’ouvrages mettant en scène cette fameuse réalité différente. Lorsque j’ai découvert le Seigneur des Anneaux, je n’ai pas douté une seconde que Hobbits, Elfes et Orques existaient. D’accord, j’avais douze ans mais aujourd’hui, à quarante trois, je ne doute toujours pas. Ils existent vraiment. Dans le livre, certes, mais le livre est un monde. Bien plus vaste que le Groenland, le Botswana ou que Proxima du Centaure. Je glisse ici une précision à l’attention des esprits chagrins. Si je suis persuadé que les Orques existent sur la Terre du Milieu, je sais qu’il n’en est pas de même en France. Je ne regarde pas sous mon lit en me couchant le soir, je ne possède ni armure ni talisman de pouvoir, n’ai jamais tenté de lancer le moindre sort magique ni même essayé une seule fois de me téléporter. Bref, ma santé mentale tient le coup. Merci. Comment peut-on lire la Ballade de Pern, écrite par la géniale Anne Mc Caffrey, et continuer à croire que les Dragons n’existent pas ? Comment ne pas frémir devant l’Ombre qui menace Ged dans Terremer d’Ursula Le Guin ? Ou s’extasier lorsque apparaît la licorne dans le cycle des neuf princes d’Ambre de Roger Zelasny ? Fondation de l’écriture, la lecture. Avec la découverte que derrière un livre, il y a un monde et que le livre est justement la porte qui permet d’y pénétrer.
Lorsque je me suis mis à écrire, je suis allé tout naturellement piocher dans ce réservoir magique qui s’était constitué au fil de mes lectures. Je dois, pour plus de clarté, faire une petite digression. Un auteur passe sa vie à remplir les réservoirs qui sont à l’intérieur de sa tête. Le réservoir créatures fantastiques, le réservoir gestes du quotidien, le réservoir expressions, le réservoir paysages… sans oublier le plus important de tous, le réservoir émotions. Écrire signifie juste tirer le matériau brut de ces réservoirs (surtout l’émotion) et le sculpter à l’aide des mots. Fin de la digression. En écrivant mon premier roman de fantasy, j’ai fait une nouvelle découverte. Si certaines créatures tirées du réservoir acceptent volontiers d’être disséquées pour offrir à l’auteur/chirurgien/sculpteur la partie de leur anatomie ou de leur mode de vie qui l’intéresse (au choix, les crocs, les ailes, la télépathie, la couleur, l’agressivité, la ruse, la vitesse, les écailles…), certaines autres sont si solidement ancrées dans la réalité qu’elles ne sont pas transformables, ou de façon très minimes. Pour exemple, si, dans La Quête d’Ewilan, j’invente sans problème une goule, mélange de mort vivant et de démon avec une pointe de liche, quoi que je puisse tenter, un dragon reste un dragon. Il est possible de jouer avec son caractère, bon ou mauvais, son intelligence, extraordinaire ou juste exceptionnelle, ou sa couleur, mais dans tous les cas le dragon est et restera une créature sublime de puissance. Bon, d’accord, j’aime les dragons. La créature fantastique qui va se faufiler entre deux pages ou au contraire hanter une trilogie entière commence à se dessiner. Il reste à définir le rôle que l’on veut qu’elle joue dans l’histoire et autour de l’histoire, ce dernier point revenant à décider si la créature donnera de la cohérence à l’univers imaginaire dans lequel elle évolue ou, au contraire, élément allochtone, endossera seule ce même statut d’univers imaginaire. Dans le premier cas, le plus simple et le plus courant, la créature servira de décor (rien de péjoratif dans le mot), d’obstacle ou d’allié. Elle peut aussi parfois devenir personnage principal à part entière mais, anthropomorphisme oblige, elle perd souvent en route ses particularités de créature et par là même sa richesse. Pour finir, je fais de mon mieux pour peaufiner le détail. Non parce que je suis un maniaque de l’anatomie des êtres fantastiques mais parce que le détail, même unique, est le fil invisible qui va relier ma créature à celle qui vit dans l’esprit de mon lecteur. Un mot, un seul, soigneusement choisi, et mon lecteur n’a plus besoin de description. Il sait, il voit, il comprend.
De nombreuses questions demeurent dont une qui revient souvent : pourquoi mettre en scène des créatures fantastiques ? Même en évitant les réponses piégées que je laisse volontiers aux spécialistes, ceux de la littérature et ceux de la psychologie, je peux avancer une multitude de raisons. Raison première : Je les aime. Elles me font rêver et me permettent de jouer avec mes joies et mes craintes. Raison deux : Elles sont l’écho de ma liberté. Le plaisir de n’avoir pour limites dans mon écriture que celles de mon imagination. Raisons trois : J’ai toujours rêvé d’avoir près de moi un chat de trois cents kilos, qui ronronne et me défend. Lorsqu’en lisant Mytale, j’ai découvert que les chats en question existaient, Ayerdhal, l’auteur, est devenu un frère. Même si je ne le connaissais pas. Raisons quatre : Un roman fantastique sans créature, est un peu comme une maison sans fenêtre. J’admets que quatre raisons ne forment pas réellement une multitude mais l’idée est là. Donner vie à des créatures fantastiques en s’appuyant sur ses rêves et ses lectures pour, sans préjugés, offrir et s’offrir un petit moment de plaisir.
Pierre Bottero